[CES MOMENTS] Killer Carbide

Je me suis dit : il faut que je la vois, cette usine. Que je le confronte, ce spectre. Même si je n’ai pas d’autorisation pour pénétrer à l’intérieur, il faut que je rode autour d’elle, comme elle rode encore, ici, dans la vie des gens. C’est à un kilomètre, je peux y aller en marchant. En hommage, pas à pas, comme un pèlerinage.

Mais sans plan, au bout de dix minutes, je ne suis plus très sûre. J’hèle un rickshaw. L’homme est marqué, la soixantaine, peut-être. Il a la barbe teinte, les yeux malades et le regard las. Vêtu de blanc, des pieds au calot. J’ai un peu honte de lui demander de m’emmener, juste parce que j’ai besoin de la voir… Union Carbide factory. A few pictures and come back. Mais non, il comprend. Une expression passe sur son visage. Pour un peu, il m’en serait reconnaissant.

Il a à cœur de me montrer. Les murs d’enceinte, désormais décorés de girafes et de fleurs. La statue mémorielle en pierre blanche – une femme qui court, un bébé dans les bras, en se couvrant les yeux… C’est doux et déchirant. J’avise un trou dans le mur. Il s’arrête. Je veux juste prendre une photo, mais il franchit le trou et m’invite à le suivre.

“Elle est là, la garce, tu la vois ?” Derrière les arbres, ces structures qui dépassent… Approcher ? Non, c’est risqué, c’est gardé. “Juste regarde-la, mets-la dans ta boîte. Fais ça pour moi. Fais ça pour nous.” Retour à la statue. “Regarde-la bien, elle aussi. Immortalise-la encore.” Plus près. Voilà. “Et photographie le texte en hindi.”

Je ne comprends pas un mot de ce qui est écrit, mais je m’exécute. C’est à lui que je rends hommage. A ses yeux meurtris. Oui, je sais, tu y étais, j’ai compris… “Et puis regarde encore comme elle était vaste, la salope.” Tout cet espace qu’elle occupait. Cette terre gâchée, ce sol assassiné… Photographie la place immense qu’elle a prise dans nos vies, malgré ses girafes et ses fleurs…

Rainbow washing qui ne lavera pas la peine de tes yeux. Bhopal, vendredi 5 avril.