[DE CE MONDE] Les combattantes

Les pâles du ventilateur grincent bruyamment. Il est onze heures, j’attends. J’attends depuis deux heures. J’attends Rashida Bee dans le petit bureau qu’elle partage au cœur des quartiers populaires de Bhopal avec son associée, Champa Devi Shukla. Les murs sont bleu pâle, le néon blafard et le thé au lait. Partout, des récompenses nationales et internationales rappellent le combat des deux femmes.

En Inde, il faut savoir attendre. Attendre, et savoir ce que l’on veut. Rashida et Champa Devi n’ont pas choisi leur destin, mais elles l’ont assumé. Quand un gaz extrêmement toxique s’est échappé d’une usine américaine de pesticides à deux pas de leurs habitations, le 2 décembre 1984, elles n’étaient que deux Indiennes comme tant d’autres.

La vie empoisonnée

Avant cette date, Rashida ignorait tout de cette usine, et même tout du monde extérieur. Née en 1956 dans une famille musulmane très pauvre appliquant les règles de la charia et de la purdah – qui cloître les femmes hors du regard des hommes –, elle se retrouva mariée à quatorze ans à un tailleur de Bhopal un peu simple d’esprit, tout aussi fauché qu’elle. « ​Je ne suis jamais allée à l’école, ​raconte-t-elle. ​A dix ans, j’ai appris à fabriquer des cigarettes, pour aider ma famille à gagner de l’argent. Nous étions payés deux roupies pour mille. ​» Soit l’équivalent de 2,5 centimes d’euros. « ​Il y avait des jours où nous n’avions pas deux vrais repas. ​» Une fois mariée, elle dut continuer. « ​Mon mari savait coudre, mais il ne travaillait que rarement. ​» Pendant quatre ans, il disparut carrément. « ​Ma belle-famille me maltraitait ; souvent, elle ne me donnait rien à manger tant que je n’avais pas roulé mille ou mille cinq cents cigarettes, mais je n’ai jamais rien dit ; je pensais que c’est ainsi que ce devait être. »

Un soir, alors qu’elle s’était endormie sur son labeur, elle fut réveillée par des cris. « Dans la rue, des voix hurlaient : ”Courez, courez, sinon vous allez crever !” ​» Près d’elle, son neveu avait les yeux en feu. Une forte odeur piquait l’air. Dehors, des gens fuyaient dans tous les sens. Elle et les siens firent de même. « ​Très vite, j’ai eu les yeux cloués de douleur.​ ​Des corps jonchaient le sol. On trébuchait dessus aveuglément. »
Il était un peu plus de minuit, cette nuit-là, quand quarante tonnes d’isocyanate de méthyle, un gaz extrêmement toxique, s’échappèrent d’une usine de pesticides appartenant à la multinationale américaine Union Carbide. En l’espace de quelques heures, il se propagea dans les rues et s’infiltra dans les maisons. Plus de huit mille personnes périrent dans la nuit ou dans les deux semaines qui suivirent. D’autres décédèrent plus tard, victimes des pathologies engendrées par le gaz. Aujourd’hui encore, dans cette partie de la ville, des gens souffrent d’insuffisance respiratoire, de maux articulaires et de soucis artériels, mais aussi de diabète, de troubles gynécologiques, de dérèglements hormonaux, d’anomalies génétiques et de désordres psychiques. Les cancers y sont dix fois plus nombreux que dans le reste de l’Inde. Trente-cinq ans après le drame, on estime à trente mille le nombre de morts dues à la tragédie, et à six cent mille le nombre de personnes affectées. A ce jour, il s’agit de la pire catastrophe industrielle de l’histoire.

« ​Mon père avait été très atteint par le gaz ; il tomba malade d’un cancer, ​poursuit Rashida. ​Et les jambes de mon mari commencèrent à se tuméfier​. ​Il ne pouvait plus se servir de la machine à coudre, cherchait son air et tombait d’épuisement​. Mon jeune frère prit un emploi dans un magasin de casseroles et j’ai continué à rouler des cigarettes, mais ça nous rapportait juste de quoi acheter du lait à mon père, qui ne pouvait rien avaler d’autre. » Seule solution : que Rashida affronte le monde extérieur, et trouve de quoi faire survivre les siens. « L’Etat avait promis du travail aux femmes des familles affectées par le gaz, e​ xplique-t-elle ; ​je me suis inscrite sur les listes… Mais nous avons très vite réalisé que ni Union Carbide ni le gouvernement n’avaient l’intention de nous verser des compensations ou de nous fournir un emploi. Avec d’autres femmes, nous nous sommes regroupées en syndicat pour nous battre pour nos droits. ​»

C’est ainsi que sa route croisa celle de Champa Devi. De la catastrophe, celle-ci ne veut plus parler. « ​Repenser au passé me bouleverse,​ s’excuse-t-elle. ​Avant l’accident, je vivais très heureuse avec les miens. ​» Née en 1952, l’hindoue étudia jusqu’en seconde, épousa un homme qui gagnait correctement sa vie, puis se consacra à son foyer et à ses cinq enfants. « ​Le soir venu, nous allions nous balader du côté de JP Nagar, où une drôle d’usine était en train de se construire, jusqu’à devenir un énorme complexe, protégé par des arbres et un long mur d’enceinte ​», se souvient-elle.

Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984, elle aussi se retrouva à courir dans une brume épaisse au milieu des corps et des cris. « ​En trébuchant sur un tas de pierres, mon mari s’est blessé au ventre​, raconte-t-elle. Je me suis assise à ses côtés, désespérée. Une écume blanche sortait de la bouche de mes deux filles. La plus jeune s’est évanouie. Par miracle, j’ai aperçu un tuyau qui gouttait. J’ai mouillé un bout d’écharpe et essayé leurs visages. Elles se sont tout de suite senties mieux. »​ Puis quelqu’un les conduisit à l’hôpital. « ​Les corps s’y empilaient comme des sacs de farine. Les docteurs n’avaient aucune idée de comment gérer la situation ni quel traitement proposer. ​» Les médecins diagnostiquèrent à son mari des troubles de la vessie, qui se transformèrent en cancer. « ​Mon fils aîné souffrit d’une douleur permanente dans la poitrine, parce que ses poumons avaient été très affectés​. Incapable de supporter cette agonie, il s’est donné la mort en 1992. »​ Après l’accident, sa plus jeune fille resta six mois paralysée. « ​Et mon plus jeune fils, lui aussi victime de la fuite de gaz, s’est tué dans un accident de voiture. »

La tumeur invisible

Sidérée par tant d’épreuves, Champa Devi finit par mettre sa colère au service des victimes. « ​On avait l’impression qu’on nous avait volé notre vie, mises à part et laissées sans espoir », commente-t-elle. Avec les femmes du syndicat, elles se battirent pour obtenir des emplois et des salaires décents, allant jusqu’à faire grève et marcher jusqu’à Delhi pour porter leurs revendications et élargir les regards.

Car la question de Bhopal n’est pas qu’économique : après l’accident, Union Carbide décampa en déniant ses responsabilités. L’usine fut abandonnée et ses déchets toxiques, qui avaient été enterrés ou stockés sans protection particulière, non épurés. De sorte que depuis trente-cinq ans, ils ne cessent de contaminer les sols et l’eau de la ville, empoisonnant à petit feu une centaine de milliers d’habitants.

Dans le bureau bleu pâle, sous le néon blafard, le regard de Champa Devi semble las. La douleur est encore si présente… Pourtant, dans les quartiers qui n’ont pas été touchés par la catastrophe, elles et Rashida agacent. « ​C’était il y a trente-cinq ans, il est temps de passer à autre chose ! ​plaident certains. Ces activistes donnent une image désastreuse à la ville et la maintienne dans ce passé morbide. »​ Les victimes sont devenues les gêneurs. Mais comment passer à autre chose quand, autour de soi, des gens souffrent toujours, et que des enfants naissent porteurs de graves handicaps ?

C’est le mépris qui rôde. Celui des hautes castes pour les basses. Celui d’un pouvoir nationaliste hindou pour des victimes majoritairement musulmanes. Celui d’enjeux politico-économiques internationaux face à quelques pauvres dizaines de milliers de vies… « ​Une dizaine d’années après la catastrophe, on a commencé à constater un nombre grandissant d’enfants naissant avec des troubles moteurs et neurologiques », rapporte Rashida. Malformations, autisme, paralysies cérébrales, maladies pulmonaires, troubles de l’audition ou du langage… Affectant la deuxième, puis la troisième génération. « ​Nous avons mis la pression sur le gouvernement pour qu’une étude soit menée sur la contamination de l’eau et des sols. Elle a mis en évidence la présence de produits chimiques nocifs pour le corps humain. C’est aujourd’hui le plus grand danger. Quarante-deux quartiers sont concernés. L’eau pourrait être purifiée, mais l’Inde n’a pas ce type de technologie. C’est à Dow Chemical, propriétaire d’Union Carbide, de s’en charger​. »

Mais là est le cadet des soucis de la multinationale, qui se dérobe à ses responsabilités depuis trente-cinq ans. En 2000, la petite-fille de Champa Devi est née sans lèvres, ni palais, ni thorax. Pour la maintenir en vie, l’Indienne dut prendre le bébé sur ses genoux, lui mettre du coton dans la bouche et verser du lait « ​le long de sa gorge »​ . Alors quand Rashida et elle gagnèrent le Goldman Environmental Award en 2006, elles décidèrent de continuer à agir, en consacrant les cent vingt-cinq mille dollars du Prix à la création d’un centre médical d’aide aux enfants victimes des impacts génétiques du gaz toxique ou de la contamination de l’eau.

Son nom : Chingari – « la flamme, l’étincelle » en hindi. ​« En faisant la tournée des hôpitaux, on s’était aperçu que rien n’existait pour accompagner ces enfants », précisent-elles. Ici, si tu veux du « freak », en voilà. Des qui boitent, des qui louchent, des qui ne tiennent pas sur leurs jambes, des qui te fixent, mutiques, de leurs intenses billes noires. Dans l’entrée, un minot hilare, les jambes toutes tordues, me tend la main en guise de bienvenue. Devant la salle de physiothérapie, attendent une paire de petites baskets et des prothèses de jambes orthopédiques. Allongée sur le ventre sur la table de soin du kinésithérapeute, une fillette de huit ans relève le buste autant qu’elle peut. « ​Good job, girl. » A côté d’elle, sa mère, le visage cerclé d’un hijab noir, me lance un sourire. J’en chialerai presque. « ​Beaucoup d’enfants souffrent de problèmes d’équilibre, de coordination et de tensions musculaires, détaille le soignant. ​Certains sont hypertoniques, d’autres hypotoniques. Nous les aidons à tenir debout et à se mouvoir par des exercices posturaux, du stretching et des pressions des mains. ​»

Dans une salle tamisée, un ergothérapeute entraîne un petit garçon au toucher. « ​Du fait de ses affections neurologiques, il a du mal avec les sensations et les gestes, e​ xplique-t-il​. Je l’aide à les apprivoiser. Nous traitons aussi par le mouvement les problèmes d’hyperactivité. ​» Sous le préau, il est presque midi ; c’est l’heure de la boum. Une dizaine d’enfants dansent sur une musique indienne en furie. Oui, dansent ! Ici le freak, c’est moi. « ​Les enfants n’ont pas l’habitude des peaux blanches, ça peut leur faire peur »​ , m’avait prévenue Rashida. Mais non : ma couleur les amuse ; c’est ma non-conformité.

Nous sommes Bhopal

En l’espace de quinze ans, dans les quartiers contaminés, un millier d’enfants ont été identifiés par l’équipe de Chingari ; trois cents fréquentent régulièrement le centre, par demi-journée. « ​Nous avons besoin qu’ils viennent tous les jours, i​ndique l’ergothérapeute. Il faut répéter les choses encore et encore pour reprogrammer une réponse dans le cerveau et dans le corps.​ » Plus l’enfant est repéré tôt, mieux c’est. Et plus ses parents s’impliquent à ses côtés, en le faisant s’exercer à la maison, plus il a de chances de faire des progrès. « ​Ce sont les mères, surtout, qui endossent cette charge, en plus de tout le reste, note Rashida. ​Dans bien des familles, elles ont été obligées d’être celles qui subvenaient à tous les besoins. ​»

C’est la raison pour laquelle Champa Devi et elle ont créé le Prix Chingari, en faveur des femmes entrepreneurs indiennes qui, « ​dans les zones rurales,​ ​et malgré leur faible niveau d’éducation, sont conscientes des problèmes de leur environnement. Notre but est de les soutenir dans leurs luttes, de leur transmettre notre expérience et de les intégrer à notre collectif »​ , afin d’œuvrer ensemble à l’émergence de conditions de vie « ​plus équitables et plus durables »​ .
Je me souviens de ce que me dit un jour le photographe Reza Deghati à propos de sa visite aux gorges de Sétif, en Algérie, où des dizaines de milliers de personnes ont été massacrées le 8 mai 1945 : « ​C’était un moment de grand silence, de ceux que j’ai ressenti au Rwanda ou au Burundi.​ Ces lieux sont encore hantés par les âmes des victimes. Ils le resteront tant qu’on ne présentera pas des excuses à tous ces morts. ​» Le 3 décembre 1984, le temps s’est arrêté à Bhopal. Trente-cinq ans après le drame, une forme de sidération plane toujours sur la ville.

A quelques centaines de mètres de Chingari, l’usine Union Carbide désaffectée est toujours là. Autour, la vie a repris, mais elle reste le spectre quotidien de la contamination et de l’injustice. « ​Certains de nos patients ont fait assez de progrès pour rejoindre le système scolaire classique, s​ ouligne Rashida. ​Pour nous, la prochaine étape est de créer un centre de formation pour aider ceux qui sont devenus adultes à s’intégrer dans la vie active et ne plus dépendre des autres pour leur survie.»​ Car au-delà de leurs efforts, ​« il n’y a pas de solution miracle pour nettoyer rapidement les sols et l’eau, ni ôter les poisons de nos corps.​ ​Ils resteront en nous, et le nombre d’enfants qui naîtront avec des infirmités va augmenter dans les prochaines années. ​»

Un accident, ça arrive. Le problème, c’est après. Comment accompagne-t-on les populations ? Comment les soutient-on ? Comment ne pas rajouter aux traumatismes subis une couche de cynisme et de déni ? Quelles leçons en tire-t-on ? Face à l’ampleur et à la complexité du problème, l’initiative de Chingari peut sembler modeste, mais elle a le mérite d’être une proposition concrète. Mieux : une volonté d’opposer à tout ce que symbolise la catastrophe – l’industrialisation à outrance, le dédain des gens et du vivant – un chemin d’humanité, de solidarité et de dignité. Et ça nous concerne tous : à l’ombre de Bhopal, éclosent d’autres catastrophes industrielles. Proche de nous, plus récemment, il y eut l’incendie du l’usine Lubrizol à Rouen…

Selon un article paru en octobre 2017 dans la revue scientifique ​The Lancet​, la pollution est devenue la première cause environnementale de maladie et de décès dans le monde. « ​En 2015, elle a occasionné neuf millions de morts prématurées,​ y est-il indiqué. ​Les coûts économiques et de santé engendrés par la pollution de l’air, de l’eau et de sols sont considérables et ne peuvent plus être ignorés par les gouvernements et la communauté internationale. » ​L’heure n’est plus à l’attente.

Reportage paru en janvier 2020 dans la revue D’ailleurs et D’ici

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