[ENTRETIEN] Pr Richard Davidson

Professeur de psychologie à l’Université du Wisconsin, Richard Davidson est considéré comme le père des neurosciences contemplatives. Connu pour avoir étudié l’effet de la méditation sur le cerveau des moines bouddhistes, il a bâti, en plus de 30 ans de recherches, une véritable science des émotions, basée sur les mécanismes cérébraux qui les sous-tendent. Rencontre.

Quand vous avez débuté, les émotions n’étaient pas vues comme un sujet sérieux. Pourquoi ?

A l’époque, on estimait qu’il s’agissait de processus primitifs perturbant les fonctions mentales supérieures. Philosophiquement, on établissait une dualité entre la raison et les émotions, les pensées et les sentiments. Ces derniers étaient relégués au rang de simples mécanismes reptiliens sous-corticaux. Le rôle des émotions dans l’activité humaine, particulièrement en neurosciences, n’était pas considéré. Par ailleurs, il n’existait pas de technologie à même de sonder en détail le fonctionnement du cerveau humain. Les recherches en neurosciences sur les émotions étaient effectuées essentiellement sur des rats. Cela participait à les opposer à une raison supérieure.

Pourquoi avoir décidé de travailler malgré tout sur le sujet ?

C’est le fait de mon expérience personnelle et de mon parcours de méditant. J’ai constaté que dans ma vie et dans mes relations sociales, les émotions jouaient un rôle important. Quand on se penche sur ce qui compte vraiment pour soi, on trouve souvent des choses à haute valeur émotionnelle. On ne se souvient des tâches abstraites effectuées que si elles ont été valorisées par l’émotionnel. Notre lien aux autres est aussi mu par une forme d’implication émotionnelle. Pendant des décennies, les psychologues et les neuroscientifiques se sont obstinés à considérer l’humain comme une machine opérée par les seuls mécanismes de la logique. Mais plus on en apprend sur le cerveau, plus on s’aperçoit que celui-ci ne respecte pas la dichotomie entre pensées et émotions. Aucune zone cérébrale n’est réservée exclusivement aux unes ou aux autres ; c’est complètement intégré. Et le cortex préfrontal, siège de la raison et des fonctions cognitives supérieures, joue dans l’émotion un rôle aussi important que le système limbique. Il y a là un message : l’émotion fonctionne en collaboration étroite avec la cognition, pour nous permettre d’évoluer dans le monde des relations, du travail et du développement spirituel. Quand l’émotion positive nous dynamise, nous sommes plus à même de nous concentrer et de comprendre. Appréhender les fondements neuronaux des émotions est important pour mieux saisir pourquoi nos perceptions et nos pensées sont modifiées quand nous ressentons des émotions. Inversement, cela nous aide à réfléchir aux moyens d’utiliser notre machinerie cognitive pour réguler et transformer délibérément nos émotions.

Vos avez mis à jour six qualités émotionnelles, qui ne correspondent pas à notre façon habituelle de nous définir…

Nous n’avons pas tous les mêmes réactions émotionnelles face aux aléas de la vie. Au gré de décennies d’observations systématiques des processus cérébraux, je me suis aperçu que chaque individu possédait une manière récurrente de réagir aux expériences, régie par des circuits cérébraux précis. Ce style émotionnel, scientifiquement et objectivement mesurable, comporte six dimensions, qui sont le reflet des propriétés du cerveau et des schémas cérébraux. Cela diffère d’une perspective strictement psychologique de la personnalité. Nous avons nommé ces six dimensions résilience, perspective, intuition sociale, conscience de soi, sensibilité au contexte et attention. Elles ne correspondent pas toujours à l’image que nous avons de nous-mêmes ou de nos proches, parce qu’elles opèrent à des niveaux pas toujours immédiatement apparents. Prises toutes ensemble, elle décrivent comment chaque individu perçoit le monde et y réagit.

Cette signature émotionnelle cérébrale est-elle immuable ?

Plusieurs études scientifiques ont démontré la plasticité du cerveau. Notre génétique pose des consignes, mais celles-ci sont larges. A l’intérieur, il peut y avoir des variations, influencées par nos vécus. Notre style émotionnel démarre très tôt, probablement avant notre naissance, dans l’utérus maternel. On sait aujourd’hui que le pré-développement du cerveau du fœtus est impacté par ce qui arrive à sa mère, particulièrement pendant le deuxième trimestre de grossesse. Ces influences modèlent et modifient les consignes des différents circuits cérébraux. On peut dès lors affirmer que les styles émotionnels sont eux aussi très plastiques, influencés par l’expérience. Et qu’il est possible de les entraîner et de les transformer délibérément. Par exemple, si une personne souffre d’un manque de résilience, il existe des stratégies simples pour lui apprendre avec le temps à récupérer plus rapidement face aux aléas.

Que vous ont montré vos recherches sur la méditation ?

J’ai souhaité explorer la méditation dès ma deuxième année à Harvard. Malgré le peu d’enthousiasme de mes professeurs, je suis parti trois mois en Inde et au Sri Lanka. Des années plus tard, en 1992, j’ai trouvé le courage d’écrire au dalaï-lama pour lui demander si je pouvais étudier quelques experts en méditation, afin de déterminer si et comment une pratique intensive pouvait transformer durablement la structure ou le fonctionnement du cerveau. Après quelques essais infructueux, mes recherches ont démarré véritablement en 2001 grâce à ma rencontre avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard, qui est lui-même de formation scientifique. Nous lui avons demandé de pratiquer sous IRM différents types de méditations. Nous avons observé dans son fonctionnement cérébral des changements spectaculaires. Mes collègues et moi avons signé le premier article consacré aux recherches sur l’entraînement mental par la méditation. Des milliers d’autres sont parus depuis dans les principales revues scientifiques. Ces recherches ont prouvé que l’entraînement mental peut modifier les schémas d’activité du cerveau pour renforcer l’empathie, la compassion, l’optimisme et une sensation de bien-être.

Qu’avez-vous observé de particulier chez les moines expérimentés ?

Tout d’abord, une production très forte d’ondes gamma par le cerveau. Ce sont les ondes qui sous-tendent l’activité mentale supérieure, comme la conscience. La taille de l’onde gamma dépend du nombre de neurones activés en même temps ; cela indique donc que d’énormes quantités de neurones dispersés s’activaient avec un formidable degré de précision temporelle. Les ondes gamma augmentaient peu à peu au fil de la méditation, signe que la synchronisation neuronale prend du temps à s’installer. Comme cette synchronie neuronale sous-tend les processus mentaux supérieurs comme la perception et l’attention, j’y ai vu la preuve que la méditation pourrait entraîner des changements fondamentaux dans le fonctionnement du cerveau, avec des conséquences importantes sur notre capacité à apprendre et percevoir. En particulier, une forte activité des ondes gamma et la synchronie neuronale pourraient être la signature cérébrale de ce que les bouddhistes disent ressentir durant la méditation : un changement dans la qualité de leur conscience de l’instant, source d’une immense clarté perceptuelle. C’est comme si une brume mentale se soulevait, une brume dont vous ne saviez même pas qu’elle vous empêchait de percevoir.

Chaque type de méditation mobilise-t-elle une partie spécifique du cerveau ?

Des études ont montré que les méditations centrées sur la compassion engageaient certains circuits cérébraux très importants dans les émotions positives, alors qu’une pratique axée sur la pleine conscience agissait sur des circuits impliqués dans les tensions et la régulation des émotions. La méditation de pleine conscience sera dès lors indiquée pour améliorer un manque de résilience. Mais pour agir sur son humeur et son aisance sociale, la méditation sur la compassion sera recommandée. La méditation est une pratique facile et accessible, qui demande un entraînement. On sait tous que si l’on va à la gym régulièrement, notre corps changera peu à peu ; c’est la même chose pour le cerveau avec la méditation. Nous avons publié les résultats d’une étude comparative menée dans une école publique américaine, avec des enfants de maternelle âgés en moyenne de 5 ans. Dans chaque classe, aléatoirement, certains enfants suivaient le programme normal et d’autres un cursus axé sur la bonté. En douze semaines, nous avons observé une amélioration systématique du comportement social des enfants, ainsi que de leur capacité à s’autoréguler et de leurs résultats scolaires.

Les neurosciences affectives et contemplatives ont permis d’ouvrir un nouveau paradigme en matière de psychologie, mais aussi de santé…

Il est désormais clairement avéré que les circuits neuronaux de l’émotion sont liés à des systèmes physiologiques cruciaux dans notre santé. Des données épidémiologiques fiables montrent que les gens témoignant d’un haut niveau de bien-être sont aussi physiquement en meilleure santé. On sait aussi que le stress psychosocial peut induire l’expression des symptômes de beaucoup de maladies physiques. Il semble évident que le cerveau, en tant que transmetteur de l’environnement psychosocial, est impliqué dans la modulation de nos fonctions physiques. Le processus fonctionne dans les deux sens : des signaux du cerveau informent le corps, et des signaux du corps informent le cerveau. L’influence du macrobiote et l’impact de l’alimentation sur le cerveau ont par exemple été démontrés.

Quelque chose à ajouter en conclusion ?

Nous avons aujourd’hui la preuve que la façon dont nous percevons les événements joue un rôle fondamental. Beaucoup de recherches indiquent que la perception du stress est au final plus importante que le stress lui-même. Plus que l’événement lui-même, c’est notre façon de l’appréhender qui créera en nous, ou non, un dysfonctionnement. Certaines personnes, confrontées à un souci mineur, en feront naître dans leur cerveau un problème majeur, auquel leur corps répondra de manière beaucoup plus significative que d’autres individus. La façon dont notre cerveau crée la réalité est un déterminant énorme. Je dirais même que c’est le déterminant le plus important de notre bien-être physique et émotionnel.

Entretien paru en septembre 2018 dans “Inexploré Magazine”

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